
L’avarice est la seule passion qui ne vieillisse pas
« La peste soit de l’avarice et des avaricieux ! »
Molière, L’Avare, acte I, scène 3.
Cette célèbre malédiction de La Flèche, valet de Cléante, le fils d’Harpagon, proférée d’abord en aparté, puis répétée à son avare de père – qui en fait l’avait entendue – résume à elle seule tout le mal qu’il faut penser de l’avarice. « Et qui sont ces avaricieux ? » lui demande Harpagon : « des vilains et des ladres[1] », lui répond La Flèche, après avoir déclaré, toujours en aparté : « je n’ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je pense, sauf correction[2], qu’il a le diable au corps. » On ne saurait être plus clair sur cette odieuse passion, d’autant que ceux qui en sont affligés exercent sur leur entourage une tyrannie insupportable.
L’avarice est la fureur d’amasser et de conserver de l’argent à tout prix, doublée de la peur de s’en dessaisir en le dépensant. Mais pourquoi serait-elle la seule passion qui ne vieillisse pas ? Autrement dit, pourquoi serait-elle une passion éternellement jeune, d’autant que, bien souvent, elle affecte principalement des gens âgés ? Si, en principe, une passion à proprement parler ne vieillit pas, elle peut en revanche évoluer et se transformer avec le temps et les expériences. Dans le cas de l’avarice, ce qui frappe est que cette insatiabilité frénétique est de tous les temps et de toutes les époques. Loin de s’atténuer avec l’âge, elle s’accroît et se cristallise.
Mais précisons tout d’abord ce que l’on entend par passion. De son origine latine de basse époque[3], ce terme a gardé son sens premier de souffrance, spécialement en parlant du supplice de la crucifixion infligé à Jésus Christ. Or, déjà dans l’Antiquité, il désigne également tout mouvement de l’âme. Appliqué en français d’abord à l’amour, il fut ensuite étendu, sous l’influence de la langue de la philosophie morale, à divers états ou phénomènes affectifs, en particulier à de vives inclinations vers un objet que l’on poursuit et auquel on s’attache de toutes ses forces. (Petit Robert).
Or ces « mouvements de l’âme en bien ou en mal, pour le plaisir ou pour la peine »[4], que René Descartes envisage d’un point de vue physiologique[5], Aristote (384-332 av. J.-C.) les avait déjà abordés dans le cadre de son étude de la vertu, notamment au début du livre 7 de la Grande morale[6] : « Il y a dans l’âme trois choses : les affections ou passions (πάθη), les facultés (δυνάμεις) et les dispositions (ἕξεις). » Au nombre des passions, il cite entre autres la colère, la crainte, la haine, le désir, l’envie, la pitié, et tous les autres sentiments de ce genre, dont les conséquences inévitables sont la peine ou le plaisir. Quant aux facultés, elles permettent d’exprimer telle ou telle passion, tandis que les dispositions se rapportent aux circonstances particulières qui font qu’elles se manifestent plus ou moins facilement. Dans sa célèbre Ethique à Nicomaque, où il développe entre autres la théorie du juste milieu[7], ou médiété, parlant de l’avarice, le philosophe grec en fait l’une de deux passions extrêmes, l’autre étant la prodigalité ; la générosité se situe à équidistance de celles-ci. Qu’elles se manifestent ou non, Aristote considère les passions comme étant inhérentes à la nature humaine ; de ce fait, elles sont neutres.
De tout autre nature sont les passions selon la théologie chrétienne. Héritiers de la culture antique, qu’ils connaissaient fort bien, les Pères de l’Eglise ont poussé très loin l’analyse des passions de l’âme, qu’ils placent d’emblée dans une optique différente de celle des philosophes. Se fondant principalement sur le livre de la Genèse et sur l’enseignement du Christ, ils soulignent le rôle décisif qu’a joué la transgression de l’ordre divin : ayant établi l’homme dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder, Dieu lui prescrivit de ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bonheur et du malheur, « car le jour où tu en mangeras, tu devras mourir. » (2, 15-16). Dieu n’a pas créé le mal ; au contraire, tout ce qu’Il a créé était bon, à commencer par l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (1, 26). Libre de ses choix dès l’origine, l’être humain n’était donc pas sujet à la souffrance ni encore moins aux passions ; c’est la transgression du commandement divin qui a introduit dans la Création le malheur, soit le péché et la mort. C’est donc à l’homme qu’il revient désormais de contrôler ses inclinations, dont il usera pour le bien ou qu’il laissera dégénérer en défauts plus ou moins graves, voire en vices.
Or l’avarice est sans aucun doute la pire des passions, puisqu’elle est indissolublement liée à la possession insatiable d’argent et de richesses, domaine par excellence du Prince de ce monde : « Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon », déclare le Christ à la fin du Sermon sur la montagne[8]. L’avare a donc fait son choix, raison pour laquelle, muré dans son égoïsme, il est parfaitement insensible au sort d’autrui[9]. N’aimant que l’argent, il est incapable d’aimer qui que ce soit, à commencer bien souvent par soi-même, si l’on en juge par les privations ahurissantes qu’il est capable de s’infliger sous de fallacieux prétextes. Comme Harpagon, il n’aime que sa chère cassette, laquelle, dans le cas particulier, contient dix mille écus d’or !
Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! On m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré[10].» “L’argent fut sa vie” est l’épitaphe qu’on pourrait graver sur sa pierre tombale !…
Sur le nom de cet avare, on peut dire ceci : d’origine grecque par l’intermédiaire du latin harpago, signifiant le harpon, le rapace, et, au sens figuré le grippe-sou, ce nom se rattache à une famille de mots formés sur une racine dont tous les termes marquent l’appropriation[11]. Ils s’appliquent donc aussi à l’avidité et à l’insatiabilité, cette forme d’idolâtrie[12].
« L’avare ne peut en rester à cette idée qu’en échange de l’or, on a ce qu’on veut. Il ne le peut, parce qu’il aime l’or. Ce qu’on aime, on arrive toujours à le comprendre et en quelque sorte à le percer d’une attention véhémente. »[13] (Alain).
Molière a fait l’Avare, moi j’ai fait l’avarice », déclare Honoré de Balzac (1799-1850). « A l’instar d’Euclion de la pièce de Plaute[14] intitulée Aulularia (la Marmite), Harpagon, sorte de caricature de l’avarice, est l’illustration d’un défaut moral, d’une manie dont le ridicule et la sottise sont présentés de façon relativement superficielle. Dans la Comédie humaine, au contraire[15], le romancier présente non des portraits, mais des types, d’avares accomplis en l’occurrence : ce sont le provincial d’Orgemont des Chouans, le vieil usurier parisien Gobseck, du roman homonyme, Félix Grandet, le père d’Eugénie Grandet. Ces personnages ont tous ceci en commun qu’ils sont relativement âgés ; une explication plausible serait que, plus on avance en âge, plus on craint la mort et plus on se cramponne de ce fait à l’argent et aux biens matériels en général.
Dans une lettre adressée à son amie madame Hanska[16], Balzac écrit : « Molière avait fait l’avarice dans Harpagon ; moi j’ai fait un avare avec le père Grandet ». L’interversion des termes d’avarice et d’avare par rapport à la citation ci-dessus ne doit pas masquer le fait qu’en créant un avare parfait en la personne du père Grandet, Balzac se livre à une étude approfondie de l’avarice, dont la force intérieure confère un caractère extrême à cette passion ravageuse, on ne peut plus courante chez l’être humain en général.
« Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l’égoïsme d’un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l’avarice et sur le seul être qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Attitude, manières, démarche, tout en lui, d’ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l’habitude d’avoir toujours réussi dans ses entreprises. » (Balzac, Eugénie Grandet). Solidement enraciné dans les structures socio-économiques de son temps, le tonnelier de Saumur est en effet un homme d’affaires avisé, lucide, entreprenant.
« Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu, capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix[17] ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. » (La Bruyère)[18]
Qu’en est-il de l’avarice aujourd’hui ? Si, de nos jours, ce terme ne s’entend plus guère, ni les mots apparentés, elle n’en a pas disparu pour autant, il s’en faut. N’oublions pas qu’elle ne saurait vieillir. Elle existe toujours, elle est même plus vivante que jamais, puisque, dernier avatar de cette passion insubmersible, elle est devenue un des ressorts du capitalisme industriel et de la mondialisation néolibérale d’aujourd’hui. Délocalisant à tour de bras, laissant sur le carreau d’innombrables ouvriers et employés dans le monde entier, réduits au chômage du jour au lendemain, victimes de la compression des coûts de fonctionnement pour le plus grand profit des sociétés multinationales et de leurs actionnaires, cette avarice triomphante s’avance désormais à visage découvert, ayant troqué ses vieilles hardes d’avaricieux contre la tenue incomparablement plus seyante des Grandets modernes[19].
Ainsi, quand l’avarice se propose un but, elle cesse d’être un vice, elle est le moyen d’une vertu, ses privations excessives deviennent de continuelles offrandes, elle a enfin la grandeur de l’intention cachée sous ses petitesses. (Balzac, Béatrix).
Aussi l’adage grec conservé dans un florilège de citations de l’Antiquité réunies par Jean Stobée, un compilateur et doxographe du Ve siècle de notre ère, originaire de la Macédoine grecque antique, garde-t-il toute son actualité :
Ce n’est ni d’un mort qu’il faut attendre une parole, ni d’un avare, une grâce.
Oὔτε παρὰ νεκροῦ ὁμιλίαν οὔτε παρὰ φιλαργύρου χάριν δεῖ ζητεῖν.
Nota bene. — Notre citation proverbiale étant suisse, une dernière précision s’impose.
Dans le monologue de Petit Jean, formant la première scène des Plaideurs de Racine, parlant de ses fonctions, ce portier originaire d’Amiens déclare : « Point d’argent point de suisse, et ma porte était close. » On se rappellera que le service étranger mettait à disposition des souverains européens des soldats suisses, réputés depuis des siècles pour leur bravoure. C’était la conséquence de traités d’alliance, appelés capitulations, c.-à-d. conventions, signés entre la Diète fédérale et le roi de France entre autres. Ces troupes suisses au service de la France n’étaient donc pas des corps de mercenaires. Quant à l’adage, datant de 1640 et passé depuis lors en proverbe, il s’explique par le fait que nombre de ces soldats, une fois démobilisés, ne revenaient pas au pays, mais restaient en France, où ils exerçaient le métier de concierge d’hôtels particuliers. De ce fait, le nom de suisse ne prend pas la majuscule dans cet emploi métonymique.
[1] Vilain « suppose bassesse d’âme chez celui qui est à genoux devant l’or », tandis que ladre dénote une parfaite insensibilité aux besoins d’autrui. V. Henri BÉNAC, Le Dictionnaire des synonymes, “avarice”, éd. Hachette.
[2] Sauf, correction, sous correction sont des « locutions dont on se sert pour modifier ce qu’on vient de dire ». Dans la langue de la rhétorique, correction est une « figure par laquelle l’orateur semble se reprendre pour rétracter plus ou moins ce qu’il a dit. » (P.E. LITTRÉ, Dictionnaire de la langue française. s.v.)
[3] Passio, (génitif) passionis, (fém.) désigne la souffrance physique, c.-à-d. la douleur, la maladie. « A la fin du IIIe siècle, « passio connaît chez Arnobe (seconde moitié du IIIe s.), un rhéteur africain tardivement converti au christianisme, et chez saint Augustin (354-430), un emploi actif au sens de mouvement, affection, sentiment de l’âme ». (Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française).
[4] P.E. LITTRÉ, DLF. s.v.
[5] Dans le Traité des passions de l’âme (1649). — Si ce point de vue, particulièrement novateur pour son temps, aide à dominer les passions, il a été abandonné depuis lors. Il est cependant intéressant dans une optique psychosomatique. C’est pour avoir mis en évidence le rôle important que joue la tension émotionnelle dans l’apparition de maladies physiques que le médecin et psychanalyste Franz Alexander (1891-1964) est considéré comme le père de la médecine psychosomatique. Quant au terme lui-même, il apparaît au début du XIXe siècle dans les écrits d’un psychiatre allemand, J. Ch. August Heinroth, qui envisage la psychiatrie d’un point de vue naturaliste. Or, dans son traité intitulé De l’âme, Aristote souligne le fait que les passions enlacent et entraînent l’être humain, l’égarant tout entier en tant qu’unité formée de son âme et de son corps, c.-à-d. une unité psychosomatique !
[6] Livre 7, chap. 1, 1186a.
[7] Μεσότης, livre 2, 1106ss. C’est par excellence le signe distinctif de la vertu. — Si Aristote ne donne pas des passions une définition rigoureuse, il propose des listes d’exemples ; dans le cas d’analyses plus approfondies, telles celles qu’il fait dans ses œuvres morales, ainsi que dans sa Rhétorique et dans son De l’âme, la présentation des passions s’inscrit dans le sujet général de l’ouvrage.
[8] Matthieu 6, 24 et Luc 16, 13.
[9] Cf. la parabole du riche et du pauvre Lazare (Luc 16, 19-31) et celle du débiteur impitoyable (Mat., 18, 23-35). — L’histoire de Zachée, dont le nom signifie en hébreu pur, innocent, insiste sur le fait que le sort des riches après leur mort n’est pas irréversible. En effet, c’est chez ce chef des collecteurs d’impôt que s’invite le Christ Lui-même. Ce récit, que rapporte l’évangéliste Luc (19, 1-10), nous présente le cas d’un homme qui, s’étant enrichi malhonnêtement grâce à sa fonction, se repent de ses exactions et distribue aux pauvres la moitié de sa fortune. Enfin, la parabole du fils prodigue (Luc 15, 19, 11-32) souligne le fait que le Père miséricordieux n’attend que le repentir de son enfant pour l’accueillir à bras ouverts et lui pardonner son égarement !
[10] Cf. acte IV, sc. 7 : le monologue d’Harpagon.
[11] L’adjectif grec harpax, génitif harpagos (ἅρπαξ, ἅρπαγος) veut dire rapace. On distingue deux substantifs grecs harpagè, qui ne diffèrent que par la place de l’accent : l’un signifie la rapacité, l’avidité (ἡ ἁρπαγή), l’autre, le croc pour tirer un seau d’un puits, le râteau (ἡ ἁρπάγη). — Arpago est aussi le nom du protagoniste d’une comédie de Luigi Groto (1541-1585) intitulée Emilie. Aveugle de naissance, ce poète et orateur remarquable fut également acteur et metteur en scène : il était célèbre dans l’Europe entière par ses ouvrages traduits dans diverses langues.
[12] Comme la caractérise l’apôtre Paul dans l’épître aux Colossiens (3, 5) ; dans les versets suivants, il énumère toutes les passions dont on doit absolument se libérer.
[13] Emile Auguste CHARTIER (1868-1951), Propos, “Aimez-vous les uns les autres”, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, vol. I, p. 999.
[14] Molière se serait en partie inspiré de cette pièce du comique romain, né vers 254 et mort en 184 av. J.-C. On lui attribuait 130 pièces, dont 21 seulement étaient considérées comme authentiques : hormis la Vidularia, ce sont celles qui nous sont parvenues.
[15] Le titre de cette fresque monumentale de la société française de la première moitié du XIXe siècle, choisi par l’auteur en 1840, lui aurait été inspiré par La Divine comédie de Dante. Pour d’autres, il aurait pu lui être suggéré par Alfred de Vigny (1797-1863).
[16] Lettres à l’étrangère, celle-ci étant madame Ewelina Hanska (1804-1882), comtesse d’origine polonaise. D’admiratrice qu’elle était à l’origine, elle fut par la suite mécène, amie et amante, puis enfin épouse du romancier, durant les trois derniers mois de la vie courte et éprouvante de celui-ci.
[17] Le denier dix est un taux de rente ou d’intérêt. — Le décri [des monnaies] est un terme historique désignant l’acte public par lequel on annonçait la dépréciation, la dévaluation, voire même la suppression d’une monnaie.
[18] C’est nous qui soulignons. — Jean de LA BRUYÈRE (1645-1696), Les Caractères, “Les biens de fortune”, 58.
[19] Voir le film documentaire et satirique de François Ruffin intitulé Merci patron, projeté en 2016 et primé.