
Il n’est pas de roses sans épines (proverbe français)
Le sens de ce proverbe, qui sous la forme nulle rose sans épine daterait du début du XVIIe siècle, est des plus clairs[1] : il signifie qu’il n’y a rien de bon qui ne soit mâtiné de mal, aucun plaisir qui ne soit terni de quelque désagrément, aucune joie sans mélange. Si rien ne prouve que cette phrase ait été prononcée par le marquis de La Fayette (1757-1834)[2], l’équivalent n’en existe pas moins dans nombre de langues, d’autant qu’il fait écho, à des siècles d’intervalle, à un proverbe grec ancien : il n’est aucun mal qui ne soit mêlé de bien[3], à des considérations du comique latin Plaute[4], pouvant se résumer comme suit : c’est ainsi qu’il a plu aux dieux qu’un plaisir soit comme accompagné et suivi d’une affliction, ainsi qu’à un vers du poète latin Horace (65-8 av. J.-C :), contemporain de Virgile : rien n’existe qui, à tous égards, soit favorable[5]. Jean de La Fontaine énonce cette vérité dans un bel alexandrin : Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes[6].
Au Grand Siècle, Pierre Corneille (1606-1684) la développe dans le monologue de Don Diègue :
Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse ;
Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse.
Toujours quelques soucis en ces événements
Troublent la pureté de nos contentements[7].
C’est pourquoi Jean d’Ormesson (1925-2017) avait accoutumé de dire : « la vie n’est pas une fête perpétuelle ; merci des roses, merci aussi des épines ».
Or, qu’en est-il du point de vue botanique ? Tout d’abord, ce que nous appelons improprement des épines sont en fait des aiguillons, soit des excroissances latérales de l’épiderme de la plante, tandis que les épines sont des tiges ou des feuilles modifiées. Quant aux rosiers, si la majorité des espèces sont dotées d’épines, il en existe quelques variétés dites inermes, c’est-à-dire dépourvues de piquants.
Cela dit, le genre botanique Rosa, qui concerne aussi bien les rosiers cultivés pour leurs fleurs que les églantiers, qui sont des espèces sauvages, désigne un genre de plantes à fleurs de la famille des Rosacées, originaires des régions tempérées et subtropicales de l’hémisphère nord, aussi bien du Nouveau Monde que de l’Ancien[8]. Rosiers et églantiers sont d’ordinaire des arbustes et arbrisseaux sarmenteux et épineux. Ce genre comprend de 100 à 200 espèces qui s’hybrident facilement entre elles.
Apparues il y a plusieurs dizaines de millions d’années, comme en témoignent des fossiles trouvés dans l’Orégon, certaines espèces de cette fleur seraient d’origine persane : c’est le cas de la rose jaune de Perse, célèbre pour sa couleur et son parfum, qui atteignit Vienne au XVIe siècle, d’où elle se répandit peu à peu en Europe, puis dans le reste du monde. Autre rosier persan renommé, la rose d’Ispahan, descendante d’une variété ancienne appelée rosier de Damas (rosa damascena), d’origine inconnue et qui devrait son nom au fait qu’un spécimen en aurait été rapporté de Terre Sainte en 1254, par un Croisé du nom de Robert de Brie au terme de la septième Croisade[9]. Dans la langue de la Perse ancienne, la rose se disait wrodon, nom transposé en grec ancien sous la forme rodon / ῥόδον, qui est à l’origine de nombreux vocables liés à cette fleur mythique, considérée comme la reine des fleurs. Qui ne connaît les rhododendrons, littéralement, des arbustes roses ! Et le nom même de l’île de Rhodes signifie la rose !
Par leur beauté, leur forme et leur parfum, les fleurs du rosier sont à ce point chargées de symbolisme que l’on ne compte plus les innombrables cas, expressions et circonstances qui leur sont associés. Symbole du paradis, de la pureté et de la chasteté depuis l’Antiquité, ainsi que de l’amour, de la beauté et de la passion, la rose et le rosier sont également associés au sacré[10] ; par la suite, la couleur rose a été liée à l’amour tendre, à l’affection en général et à l’amitié[11].
L’aurore aux doigts de roses. Cette célèbre épithète homérique de l’aube[12] déifiée et appelée Eôs en grec, est expliquée au début du onzième chant de l’Iliade : [La déesse] Aurore se leva de la couche où elle reposait au côté de l’admirable Tithon / Afin d’apporter la lumière aux Immortels comme aux mortels. C’est en effet de ses mains couleur de rose qu’Aurore ouvre à Hélios la porte de son lever. Les épithètes aux doigts de rose ou aux doigts d’or désignent métaphoriquement les couleurs qui teignent le ciel avant l’apparition des premiers rayons du soleil.
Selon le poète grec Anacréon, qui a beaucoup chanté les roses, celles-ci seraient issues de l’écume couleur d’or blanc qui recouvrait le corps d’Aphrodite Anadyomène, déesse de l’amour et mère d’Eros, au moment où elle naquit de la mer baignant l’île de Cythère, au large du cap Malée. Pour les Grecs, les roses étaient blanches, en particulier celles qui décoraient l’autel et les jardins des temples consacrés à Aphrodite. Elles prirent la couleur rouge lorsque la déesse, courant au secours d’Adonis, son amant, qui avait été attaqué par un sanglier, se blessa dans sa hâte aux épines des roses blanches ornant ses pieds : celles-ci se colorèrent aussitôt de gouttes de sang divin.
Anacréon de Téos en Lydie (Asie Mineure) est né vers 570 av. J.-C. et serait mort à l’âge de 85 ans. Il vécut dans l’île de Samos, à la cour du tyran Polycrate, qui s’entourait d’artistes et de poètes. C’est là qu’il passa la partie la plus active et la plus brillante de son existence, composant des chansons d’amour et de table d’une légèreté gracieuse et souriante, qui firent de lui l’un des plus grands représentants du lyrisme personnel en dialecte ionien.
S’il ne nous reste d’Anacréon que des fragments, au nombre de cent quatre-vingts environ, son renom fut tel qu’on le pastichera à l’époque alexandrine puis byzantine : ayant fait école, il eut de nombreux et habiles imitateurs, dont les productions, rassemblées au XIe siècle dans l’Anthologie dite palatine, forment un recueil de poèmes anacréontiques, inspirés de la manière du chanteur de Téos. Découverts en 1554 par Henri Estienne, ils furent publiés par le célèbre imprimeur genevois, tant ils étaient de bonne facture, sous le titre d’Odes d’Anacréon. Ce recueil plut d’emblée aux poètes du XVIe siècle formant le groupe de la Pléiade[13], dont certains traduisirent toutes ces pièces légères et enjouées, quand ils ne composaient pas eux-mêmes en français des poèmes dans le style d’Anacréon.
Au nombre de ceux-ci, le prince des poètes, Pierre de Ronsard (1524-1585) ; surtout attiré par les poètes grecs, il considérait la poésie comme un sacerdoce, à l’instar des plus grands d’entre eux[14]. Outre nombre de sonnets imités de Pétrarque, Ronsard écrivit quantité d’odes inspirées de Pindare, d’Anacréon et d’Horace principalement. Imitateur du lyrique latin et épicurien comme lui, fortement influencé par Virgile, il chante la nature, le bon vin, les douceurs de l’amour et de l’amitié. Sensible à la joie de vivre et d’aimer, thèmes épicuriens par excellence, le poète avançant en âge est de plus en plus préoccupé par la fuite du temps et la mort inéluctable. Il multiplie les variations sur la beauté éphémère des roses et de l’amour, un des motifs de la poésie alexandrine, précieuse et maniérée. Ce lyrisme s’exprime en particulier dans les Amours de Cassandre, les Amours de Marie et les Sonnets pour Hélène.
Sur la mort de Marie
Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’aube de ses pleurs au point du jour l’arrose ;
La grâce dans sa feuille et l’amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d’odeurs ;
Mais battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt, feuille à feuille déclose.
Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la Terre et le Ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.
Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif et mort ton corps ne soit que roses.
Par sa couleur blanche, rose ou rouge, la rose symbolise, depuis des temps très anciens, le mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu dans la tradition chrétienne. C’est ainsi que Rosa mystica[15] désigne la Vierge Marie, une dénomination d’origine patristique. Dans l’art du vitrail médiéval, les symboles transcendantaux de celle-ci sont exprimés par la ou les grandes rosaces, – appelées auparavant roses – des cathédrales occidentales. Notons que la rosace de la cathédrale de Lausanne, qui était consacrée à Notre-Dame avant la Réforme protestante, est antérieure à celles de la cathédrale de Chartres. L’appellation Rosa mystica a été reprise dans les Litanies de Lorette, une prière datant du XVIe siècle, très populaire dans l’Eglise romaine.
Quant aux mystères du Rosaire[16], initialement au nombre de quinze, ils concernent des événements et des moments significatifs de la vie de Jésus Christ et de la Vierge Marie. Subdivisés en quatre chapelets, ils se répartissent en mystères joyeux, dits le lundi et le samedi, en mystères lumineux, dits le jeudi et en mystères douloureux, liés au mardi et au vendredi. La quatrième série, ajoutée en 2002 par la Lettre apostolique pontificale Rosarium Virginis Mariae du pape Jean-Paul II, constitue les mystères glorieux, dits le mercredi et le dimanche.
Par l’intercession de la Vierge Marie, l’homme et la femme déchus en raison du péché originel sont restaurés dans leur innocence première : la couronne de roses que porte la Mère du Christ remplace la couronne d’épines placée sur la tête de son Fils avant la Crucifixion, tressée par Adam et Eve lorsqu’ils enfreignirent l’ordre de Dieu. C’est pourquoi, selon saint Basile le Grand (330-379), les rosiers n’avaient pas d’épines avant le péché originel[17].
De l’hymnologie orthodoxe, nous citerons pour conclure le quatrième tropaire de l’Hymne acathiste, dont c’est l’un des plus beaux et des plus lyriques[18] : on y lit l’admirable appellation de Rose immarcescible – Ῥόδον τὸ Ἀμάραντον / Rodon to Amaranton – conférée à la Vierge Marie. Pour comprendre ces vers, il faut imaginer un Etre doué d’un puissant odorat, en quête d’un lieu, d’une personne même exhalant une merveilleuse odeur. Cette personne, Il la trouve : c’est la future Théotokos, Mère de Son Fils qui s’incarne par elle, Rose au parfum sublime, qui jamais ne se fane.
« Réjouis-toi, toi de qui est éclose la Rose immarcescible / Réjouis-toi, toi qui as mis au monde la pomme au parfum suave, odoration du Roi de tous. »[19]
[1] Il figure d’ailleurs dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1619-1688), ouvrage “contenant généralement tous les MOTS FRANÇOIS, tant vieux que modernes & les Termes de toutes les SCIENCES ET DES ARTS, sçavoir…”
[2] De son nom complet Marie Joseph Paul Yves Roch Gilbert MOTIER, général et homme politique français, qui joua un rôle important dans la guerre d’Indépendance américaine.
[3] Οὑδὲν κακὸν ἀμιγὲς καλοῦ.
[4] Né vers 254 et mort en 184 av. J.-C. — Cf. Amphitryon, v. 635 : Ita diis placitum voluptatem ut maeror comes consequatur. Au début de la scène 2, le poète développe cette idée dans un court monologue d’Alcmène, qui ne put passer qu’une seule nuit avec son mari bien aimé, puisqu’il la quitta brusquement avant l’aube.
[5] Odes, 2, 16, v. 27s. Nihil est ab omni parte beatum.
[6] Fables, III, 1, Le Meunier, son fils et l’âne.
[7] Pierre CORNEILLE, Le Cid, acte III, scène 5.
[8] On y distingue deux grandes aires de répartition : l’Europe et le bassin méditerranéen d’une part, l’Extrême Orient, d’autre part. Selon Confucius (551-479 av. J.-C.), la rose jouait un rôle important dans l’Empire de Chine, en particulier durant le règne de la dynastie Zhou (1046-256 av. J.-C.), qui en planta un très grand nombre dans les jardins impériaux, tandis que la Bibliothèque impériale comptait plus de 600 ouvrages relatifs à la rose !
[9] Il existe un rosier de Damas originel, poussant spontanément en Syrie, au Maroc, en Andalousie et dans le Caucase ! Quant au rosier d’Ispahan, il pousse aussi à l’état sauvage dans sa région d’origine.
[10] Sans vouloir emboîter le pas à Umberto Eco (1932-2016), qui, dans l’apostille au Nom de la rose, écrit que l’idée de ce titre lui « vint quasi par hasard et <qu’> elle <lui> plut, parce que la rose est une figure symbolique si chargée de significations qu’elle finit par n’en plus avoir aucune, ou presque… », nous nous bornons à donner ici quelques exemples, choisis en fonction de critères purement subjectifs.
[11] Dans son ouvrage intitulé Des couleurs symboliques dans l’Antiquité, le Moyen-Age et les Temps modernes, publié en 1837, l’auteur Frédéric Portal (1804-1876) fait du rose une couleur distincte, symbolisant tendresse et douceur, le mettant en relation avec la rosée – ros, en latin, où ce nom est masculin – et la fleur du rosier, rosa (fém.), l’associant ainsi à la régénération. Or ce rapprochement est étymologiquement contestable : nonobstant leur ressemblance, ces deux termes proviennent de racines différentes.
[12] Cf. par exemple Iliade 6, 175 et Odyssée 2, 1.
[13] En souvenir du nom d’une constellation de sept étoiles, choisi par un groupe de sept poètes alexandrins du IIIe siècle av. J.-C.
[14] Désireux de se remettre à l’étude des lettres antiques, ce qu’il fit en tout cas durant cinq ans, et formé par l’helléniste Jean Dorat (1508-1588) au collège de Coqueret, de 1545 à 1547, il y reçut, aux côtés de Jean Antoine de Baïf et de Joachim du Bellay, une admirable éducation humaniste, qui fit d’eux de bons hellénistes et latinistes.
[15] A l’origine, l’adjectif mystique désigne ce qui est relatif aux mystères, lesquels faisaient l’objet, dans l’Antiquité, d’une initiation ; appelés mystes, les candidats à celle-ci devaient, une fois initiés, ne rien révéler de ce qu’ils avaient vu, entendu et appris.
[16] Du latin rosarium, qui signifie roseraie, ce terme désigne, en latin ecclésiastique, la guirlande de roses couronnant la Vierge Marie dans les représentations traditionnelles. De nature contemplative, le Rosaire a une double dimension, christique et mariale, qu’il doit aux événements évoqués par les divers mystères le composant. Reposant sur l’invocation de la Vierge Marie, c’est une méditation sur les mystères de la vie de Jésus Christ. — Absent de l’Ancien Testament, hormis une occurrence dans le livre des Proverbes, le terme de mystère apparaît dans les évangiles et surtout dans les épîtres : le Christ évoque le mystère du royaume des cieux (Mat. 13, 11), tandis que l’apôtre Paul parle du mystère [salvifique] de la volonté de Dieu (Eph. 1, 9), du mystère du Christ (ibid., 3, 4), du mystère de l’évangile (ibid., 6, 19), qui tous font l’objet de la Révélation chrétienne.
[17] Homélie sur la germination de la terre, 5, 8.
[18] Contrairement à un usage ecclésiastique dénué de tout fondement étymologique, qui, dans un contexte confessionnel, confère au terme d’hymne le genre féminin, ce vocable venant du grec hymnos par l’intermédiaire du latin hymnus ne peut être que masculin. — Formé sur le grec, l’adjectif acathiste désigne, d’une manière générale, tout hymne durant l’exécution duquel les fidèles se tiennent debout (littéralement sans s’asseoir). Il s’applique en particulier à un hymne spécifique, composé de quatre parties, chantées les quatre premiers vendredis du Grand Carême de Pâques ; le cinquième vendredi, il est chanté en entier. Cet hymne se compose de 24 stances (ou strophes), dont chacune commence par une lettre de l’alphabet grec. Le sujet général en est l’Annonciation ; décrivant divers événements scripturaires, il en fait, dans une langue poétique admirable, une analyse théologique et dogmatique. Ce chef-d’œuvre de l’hymnologie byzantine daterait au plus tôt du VIe siècle, c.-à-d. d’avant le siège de Constantinople de 626 par les Avares et les Perses, ou celui de 718 par les Arabes. Dans les deux cas, la Capitale fut miraculeusement délivrée des assiégeants. Quant à l’auteur, son nom fait encore l’objet de discussions entre spécialistes…
[19] Ce Roi est Dieu Lui-même. — Ce tropaire se trouve au début, dans la première Ode : ‘Ρόδον τὸ ἀμάραντον, χαῖρε ἡ μόνη βλαστήσασα· τὸ μήλον τὸ εὔοσμον, χαῖρε ἡ τέξασα, τὸ ὀσφράδιον τοῦ πάντων Βασιλέως.